Tuesday, May 09, 2006
French Language:Who makes the Foreign Policy in Iran?: By Dr. Kazem Alamdari
Qui fait la politique étrangère en Iran ?Article paru dans l'édition du 23/04/2006
Par Kazem ALAMDARI (traduit de l’anglais par Jean GRANOUX) à Los Angeles
En Iran, le pouvoir repose sur une structure verticale, dont les piliers sont des factions autonomes et rivales, intimement liées aux trois données clefs que sont la hiérarchie chiite, un Etat immergé dans la rente pétrolière et la Révolution islamique de 1979. Même si la politique étrangère de l’Iran ne reflète pas totalement cette réalité, elle est à de nombreux égards un terrain de compétition entre ces différents groupes rivaux. Résultat de cette lutte de pouvoir, et d’un circuit décisionnel complexe où le dossier sécuritaire est l’apanage des seuls Gardiens de la révolution, la politique étrangère iranienne peine à s’ancrer dans une ligne stable et cohérente.
Les affaires étrangères iraniennes relèvent de deux mécanismes décisionnels. Concernant les dossiers qui mettent en jeu la sécurité du pays et le soutien aux groupes islamistes de la région, la prise de décision relève exclusivement des Gardiens de la révolution (Pasdaran), en coordination avec l’administration du Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, et avec le ministère de la Sécurité et du Renseignement. Comme l’a déclaré, en juin 1998, le général Yahya Rahim-Safavi, commandant en chef des Pasdaran, « les Gardiens de la révolution ne connaissent pas de frontière géographique. La Révolution islamique est la {seule} frontière ». Ce même Rahim-Safavi a formulé, en décembre dernier, l’ambition iranienne en ces termes : « {…} Le monde de l’islam remplira le vide laissé par l’ex-Union soviétique ».
Plus encore, sur les questions sécuritaires, les barrières fixées par la loi et la hiérarchie officielle au sein de l’exécutif iranien sont considérées comme nulles et non avenues. Par exemple, l’affaire du Karine-A en 2002, ce cargo chargé d’armes à destination de Gaza qui avait été intercepté par la marine israélienne, a révélé que certaines décisions secrètes, d’envergure majeure, étaient prises par le Conseils des Gardiens de la révolution (CGR) sans que le gouvernement, y compris le président, ne soit mis au courant. Alors même que Mohammad Khatami, alors président, distançait son gouvernement du scandale du Karine-A, Israël apportait la preuve d’un engagement direct de l’Iran dans cette aventure. Il était clair que les questions liées à la sécurité du pays ou à sa « mission révolutionnaire » formaient pour le gouvernement Khatami une ligne rouge à ne pas transgresser. Les enjeux sécuritaires ont par ailleurs fait l’objet d’un découpage minutieux par pays et par typologie ; ceux liés aux États-Unis et à Israël sont du strict ressort du CGR.
Exception faite du dossier sécuritaire
Le deuxième circuit décisionnel concerne les dossiers plus « classiques », comme celui du commerce. Ces questions sont assujetties à la structure générale du pouvoir iranien, en prise directe avec les divers groupes rivaux qui sont engagés dans une âpre compétition entre eux. Ces factions usent de leur influence auprès du gouvernement, du Parlement, de la justice, tout autant qu’auprès d’autres organes de pouvoir comme le clergé, pour maximiser leurs profits.
Il arrive que ces rivalités atteignent un niveau exceptionnel. Les abus et les conflits entre factions ont par ailleurs créé un environnement incertain, et abouti à une politique économique chaotique. L’ayatollah Mahmoud Hashemi Shahroudi, à la tête de l’administration judiciaire, s’est ainsi plaint de la fuite des capitaux qui aurait dépassé, ces dernières années, les 200 milliards de dollars. « Le détournement de fonds publics est un délit mineur comparé au fait d’entraîner la fuite des capitaux du pays », a-t-il déclaré le 15 novembre 2005, car l’argent détourné « ne fait que changer de propriétaire ; cela n’a pas d’effet dommageable sur l’économie ». On estime aujourd’hui que plus de 60% du commerce extérieur iranien s’effectuerait en dehors de tout contrôle gouvernemental ou administratif.
Des fils d’ayatollahs impliqués dans la criminalité économique
Certaines factions sont directement impliquées dans le commerce extérieur, allant jusqu’à détenir leur propre flotte et à contrôler des ports, où les services douaniers sont court-circuités, et la surveillance est assurée par leurs propres milices armées.
Parmi ces factions, qui ont été poursuivies en justice sans être toutefois condamnées, on retrouve les fils d’ayatollahs influents : Mehdi Khazali, actuel vice-ministre de l’Intérieur et fils de l’ayatollah Khazali, un membre influent du Conseil des Experts ; Naser Vaa'z Tabasi, fils de l’ayatollah Abbas Tabasi, le représentant à Machhad du Guide suprême et le patron de la très puissante fondation Qods-e Razavi ; les fils de l’ayatollah Mohammad Yazdi, ancien numéro 1 de la Justice, de l’ayatollah Moghtadaei qui dirige la Cour suprême, et de l’ayatollah Dari Najaf Abadi, ancien ministre de la Sécurité et de l’Information. Emad Afrough, député au Parlement (Majlis), a d’ailleurs déclaré avoir « les noms {des fils d’ayatollahs impliqués dans ces crimes économiques}, mais après en avoir parlé avec des proches, ils m’ont dissuadé d’en publier la liste » {1}.
Les luttes intestines auxquelles se sont livrées ces factions autour de l’aéroport international Imam Khomeyni en 2004 sont un exemple patent de la course au pouvoir et des rivalités financières au sein de divers groupes représentés au gouvernement. La controverse autour de l’aéroport est née du contrat signé avec une entreprise de sécurité turque qui avait remporté l’appel d’offres lancé par le gouvernement. Au lendemain de l’inauguration de l’aéroport, le 8 mai 2004, les Gardiens de la révolution ont pris le contrôle des installations, après une démonstration de force militaire. À la suite de cet événement, l’aéroport est resté fermé pendant près de six mois. Le conflit s’est poursuivi au Parlement, avant de se conclure par le limogeage du ministre des Transports.
Concernant le tourisme iranien, qui pèse aux alentours de 9 milliards de dollars par an, Khatami, pendant sa présidence, avait essayé de relancer ce secteur. Mais, les divers groupes conservateurs, dans une logique cohérente avec leur approche de la politique étrangère, ont en permanence torpillé ses tentatives, leur objectif étant de minimiser l’influence de l’Occident en réduisant notamment le nombre de touristes se rendant en Iran. Résultat, la plupart des touristes qui viennent aujourd’hui en Iran sont originaires de pays musulmans.
Hors de portée de l’idéologie islamiste ?
Pourtant, l’idéologie islamiste n’est en aucun cas la pierre angulaire de la politique étrangère de l’Iran. En la matière, les décideurs sont davantage portés sur le pragmatisme que sur l’idéologie. L’ayatollah Ruhollah Khomeyni, qui avait qualifié l’Arabie saoudite de « non-islamiste », avait l’habitude de dire qu’il pourrait pardonner à Saddam Hussein, mais pas au roi Fahd, les péchés que les Saoudiens avaient commis à la Mecque, et bien entendu d’avoir soutenu Saddam Hussein dans la guerre contre l’Iran. Cela n’a pas empêché les Saoudiens de chercher à se rapprocher de l’Iran en 1986. Depuis la mort de Khomeyni, l’Iran a même établi des relations « cordiales » avec Riyad. Autre constat contradictoire, le gouvernement iranien se montre particulièrement indifférent face au sort réservé aux Tchétchènes musulmans par l’armée russe. Quant au conflit du Haut-Karabakh, l’Iran n’a-t-elle pas pris parti pour les Arméniens chrétiens contre les Azerbaïdjanais chiites ?
Concernant ses relations avec l’Occident, si l’Iran maintient des contacts normaux avec les pays européens, ses relations avec les Etats-Unis restent sous tension. L’existence d’un ennemi étranger, on en a la preuve historique et théorique, est essentielle pour République islamique. Elle justifie son incapacité à répondre aux demandes de la société, elle mobilise ses supporters et lui permet d’accuser les opposants d’être des agents stipendiés de l’ennemi.
L’élection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence iranienne en juin 2005, avec le soutien des Gardiens de la révolution et de la milice des Bassidji, a été suivie du remplacement aux postes décisionnels de hauts fonctionnaires par des gens de formation militaire et policière. Avec ce changement, la politique étrangère de l’Iran s’ancre aussi dans une ligne plus militariste, ce qui laisse entrevoir des tensions avec l’Occident et un isolement économique de l’Iran accrus.
Jusqu’à 2005, Téhéran tâtonnait sur le dossier du nucléaire
La crise du nucléaire, qui est devenue l’enjeu fondamental de la politique étrangère de l’Iran, pourrait conduire à des sanctions économiques, accentuer son isolement, voire aboutir à des solutions militaires. Qui initie cette politique dangereuse et coûteuse ? Jusqu’à présent, le dossier du nucléaire iranien faisait l’objet de nombreuses tergiversations, signe des multiples rôles joués par les diverses factions. Néanmoins, depuis l’élection d’Ahmadinejad, la politique de l’Iran penche explicitement en faveur des objectifs des Gardiens de la révolution. Ces derniers justifient, en l’absence d’une opposition qui a été supprimée ou muselée, le chantier nucléaire par l’idée de mettre un terme à une quelconque pression extérieure exercée sur la République islamique. Les Pasdaran voient le dossier du nucléaire comme une police d’assurance à long terme pour leur pouvoir. Seuls quelques rares officiels de haut rang sont conscients de la nature des projets nucléaires du pays. Mais nombreux sont ceux qui doutent que l’ancien président Khatami lui-même ait jamais eu accès à des informations précises sur les objectifs et sur l’état d’avancement du programme nucléaire.
Si les grands desseins de la politique étrangère de l’Iran, comme le programme nucléaire, sont dictés par les Gardiens de la révolution, avec la capacité militaire qui lui est propre, et par le Guide suprême, les affaires courantes restent aux mains de groupes rivaux. En un sens, le réel pouvoir de décision qui préside à la politique étrangère du pays se retrouve aux mains de dirigeants non élus.
{1} Voir à ce sujet Rooz online, 13 avril 2006, http://r00zonline.com/01newsstory/012894.shtml